Absurdus balineae – II

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Farto ne pouvait se résoudre à abandonner l’objet qu’ils n’avaient localisé qu’au coût d’efforts surhumains et plus d’une fois désespérés. Les petits yeux globuleux du nain tressautaient compulsivement de la sombre silhouette du Maître s’éloignant à grands pas à l’émail immaculé du supposé divin récipient, reposant, stoïque, à ses pieds. Les paumes de ses mains se mirent à le démanger tant son incertitude était intense. Il les frotta vigoureusement pour soulager la désagréable sensation. Des images de tortures plus inventives les unes que les autres se succédaient dans son esprit confus et, une fois encore, sa respiration s’accéléra à en devenir haletante. Il en était encore là de son cruel dilemme, tétanisé par les futurs possibles se déployant à ses pieds telles des plantes carnivores affamées, lorsque son jovial compagnon disparut derrière la colline.

 

Ce fut peut-être cette rupture de contact visuel qui acheva de décider notre homme, car ses tremblements s’estompèrent et il dévora des yeux la baignoire et son indésirable contenu. Foi de sorcier, il ne serait pas dit qu’il n’aurait pas au moins essayé ! Il venait de subir deux semaines de chevauchée inconfortable sur un canasson récalcitrant dans une contrée infestée de bêtes sauvages et de guerriers sanguinaires, il refusait donc d’abandonner si près du but ! Qu’avait-il d’ailleurs à perdre maintenant que l’autre cul pincé (Pardon, Oh Raven ! Accorde-moi ta miséricorde pour ce blasphème !) le prenait pour un charlatan ? Le Maître n’avait toléré sa présence durant ce périple que parce qu’il représentait sa seule chance de retrouver Le Passage. S’il doutait à présent de son don, plus rien ne l’arrêterait pour lui rappeler à quel point il haïssait ceux de son espèce. Le châtiment serait exemplaire. Et affreusement douloureux. Il devait donc tenter le tout pour le tout pendant qu’il était encore temps. Certes, la glace représentait un obstacle majeur qu’il ne fallait pas négliger, à moins d’être fou ou stupide. Par chance et malgré les apparences, Farto n’appartenait à aucune de ces catégories. Il se refusait à perdre espoir. Continuant d’observer d’une œillade suspicieuse le bloc glacé trop scintillant pour être honnête, il se mit à tourner autour de la maudite chose, tel un prédateur cherchant son angle d’attaque. Après tout, la prophétie vieille de plusieurs siècles pouvait s’avérer partiellement erronée. Les Passeurs Blancs, ces gardiens sacrés de la Parole Originelle chargés de la transmettre à travers les âges aux seuls Hauts Dirigeants et Maîtres Premiers, ne jouissaient pas non plus d’une réputation sans faille. Il fallait reconnaître que la nature même de leur mission prêtait à commérages : vendre au plus offrant lesparoles saintes constituait déjà en soit un manque certain de classe. On racontait également dans les bas-fonds et le petit peuple que plusieurs représentants de l’Ordre s’autorisaient des écarts de retranscription de la Sainte Parole. On les accusait d’en pimenter le récit, afin d’en monnayer plus avantageusement encore les menus détails des obscures prophéties. Bien sûr, de tels échos blasphématoires se murmuraient sous le manteau sans trouver d’écho officiel tant il était suicidaire de médire sur les élus de l’Oracle, protégés par tout ce qui portait le nom de soldats dans le royaume. Pour avoir assisté à quelques scènes mémorables dans des tavernes aussi peu reluisantes que ses fonds de culottes, Farto aurait gagé son honneur sur le bien fondé de leur mauvaise réputation. Non, ces Passeurs Blancs ne valaient pas un écu d’or. Une fois gorgés d’alcool, peu leur importait les secrets des hautes sphères et le statut de leur oratoire, ils devenaient aussi bavards et affabulateurs que la pire des concierges.

 

Lançant de petits regards apeurés aux alentours, Farto défit ses gants de cuir qu’il laissa fébrilement choir à ses pieds telle une femme de petite vertu se débarrassant de son dernier vêtement. Chose extraordinaire, il libéra par ce geste des mains délicates aussi fines que lui-même était épais. La peau ainsi dévêtue dévoila alors un enchevêtrement complexe et chatoyant de tatouages colorés. L’effet était de toute beauté. Une véritable œuvre d’art au réalisme saisissant. Bien que les dessins fussent majoritairement dissimulés sous les larges manches en velours sang et or de son pourpoint, on discernait, enroulé sur chacun des avant-bras du nabot bedonnant, la silhouette musclé et longiligne d’un étrange animal recouvert d’écailles. Les reflets irisés d’émeraude et de saphir ondoyaient sous la lumière pourtant diffuse du soleil. Les corps des deux supposés reptiles paraissaient prendre vie à chaque mouvement de son propriétaire.

Farto fit alors danser ses longs doigts fluets dans l’air chargé d’humidité, tel un pianiste s’échauffant avant son concerto. Il avait beau être certain de prendre la bonne décision, il n’en jeta pas moins des regards inquiets vers la colline, craignant que le Maître ne revienne sur ses pas. Pour sûr, celui-ci n’apprécierait guère son initiative qu’il assimilerait sans surprise à un acte de rébellion. Et peut-être était-ce le cas, après tout ? Pourtant emprunt d’un respect docile envers ceux qu’il appelait pudiquement ses supérieurs hiérarchiques, le nain n’en demeurait pas moins atteint par le sort que ce triste personnage et bon nombre de ses congénères, soit dit en passant, réservaient aux sorciers. Certes, les exactions commises dans le passé par les plus puissants d’entre eux ne prêtaient pas à la confiance. En quête incessante de pouvoir, ces derniers avaient maintes fois tenté de renverser la monarchie en place, mettant le royaume à feu et à sang. Devant l’ampleur des guerres intestines et conflits sanglants provoqués par ces troubles fêtes et dans l’incapacité de lutter à armes égales, le conseil des sages avait préféré, un siècle auparavant, couper largement dans le gras. Un froid matin d’hiver, avec la bénédiction du Roi Otton Le Terrible, la Révolution du Fer avait alors commencée. Des hordes de soldats armés jusqu’aux dents avaient investis chaque recoin du Royaume, fouillant maisons, caves et greniers pour y dénicher les magiciens qui y vivaient, encore inconscients du danger. Grâce aux prolixes délations du voisinage, vieillards, hommes, femmes et enfants suspectés de Magie furent passés au fil de l’épée. Durant soixante jours, l’armée perpétra une massacre sans nom, responsable de la quasi extinction des sorciers, que leur don fut qualifié de mineur ou de majeur. Pas un village ne fût épargné.Les chanceux survivants, réduit à une misérable poignée d’âmes, n’eurent pas le temps de s’ennuyer. Ceux dont les dons furent jugés dangereux bénéficièrent d’une visite approfondie des douves du château, leur nouvelle résidence dont personne ne les vit refranchir le seuil. Pour les autres, une liberté conditionnelle sous la surveillance étroite de la Garde Rouge Royale leur fut généreusement concédée, à l’expresse condition (car bien sûr il y en avait une) qu’ils mettent leurs compétences à disposition du royaume.

 

À cet instant de tension extrême où sa vie ne tenait qu’à un fil, Farto se prît à douter de ses aptitudes. Il devait sa place précaire d’assistant au sein du conseil des sages à sa capacité à percevoir les flux magiques élémentaires. Grâce à une sorte de sonar interne, il savait lorsque l’un de ses semblables puisait dans l’immense réservoir de cette énergie fondamentale. Il captait également les vibrations émises par les objets de même essence. Certes, sa perception restait approximative, parfois maladroite, mais les derniers grands maitres de l’art Réceptif avaient tous été envoyé pourrir six pieds sous terre. Par chance, ses compétences de Modeleur, un des rares dons justifiant la torture ET la mort, étaient quasi inexistantes. S’il ressentait la magie environnante, percevait sa puissance devenue sauvage et foisonnante depuis la quasi disparition des sorciers majeurs, il était lui-même incapable de la façonner. À peine pouvait-il après une intense concentration en dévier les lignes de force. C’est d’ailleurs grâce à ce manque flagrant de talent en la matière qu’il respirait encore. Il avait en outre fait preuve depuis sa plus tendre enfance d’une soumission exemplaire envers ses geôliers, et était toujours prompt à rendre de menus services pour le Roi Cibbor, petit fils du magnanime Otton Le Terrible, lorsqu’on l’y invitait. Issu de l’indésirable union entre une sorcière et un homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire, Farto naquit plus de 70 ans après la Révolution de Fer. Lorsqu’il émergea nouveau-né sanguinolent d’entre les cuisses de sa mère, on découvrit avec horreur qu’à sa bâtardise s’ajoutait un nanisme indéniable. À cette époque déjà, les mauvaises langues n’avaient pas manqué de crier à une toute puissante punition divine face à un tel croisement contre nature. Pourtant il n’était pas le premier bâtard de ce genre, peut-être simplement le plus disgracieux. Il fut élevé dans un des deux villages fortifiés construits pour les rescapés et leur descendance. Lorsqu’au cours de sa petite enfance déjà difficile, il présenta bien malgré lui des aptitudes à la magie, sa vie s’enfonça davantage dans le mélodrame. Il grandit douloureusement dans le village prison, en compagnie d’autres bâtards, magiciens ou non, qui ne l’épargnèrent pas. Il reçu dans cet espace coupé du reste du monde, où la magie était sous haute surveillance, une rude éducation. En reprenant par le menu les innombrables méfaits imputables aux sorciers majeurs, on avait inculqué aux jeunes sangs mêlés la crainte de leurs cupides congénères. Farto s’était très tôt rangé aux opinions de ses éducateurs, persuadé du bienfait de la surveillance et des contraintes imposées à son espèce. Il n’avait pour cela qu’à constater les multiples injustices qu’il subissait de la part de ses semblables. Au fil des années, sa loyauté vis à vis de la monarchie ne fût jamais prise en défaut. Lorsqu’il atteignit l’âge fatidique de la majorité, il se vu concéder un poste mineur mais pourtant indispensable au sein du conseil. Après tout, quoi de mieux qu’un sorcier, même médiocre, pour surveiller les activités de ses pairs ?Bien conscient du nœud coulissant enserrant son cou, Farto savait encore aujourd’hui que la moindre défaillance lui serait aussi radicalement nuisible qu’à l’ensemble de ses semblables tolérés par le pouvoir. Ainsi s’appliquait-il à obéir docilement aux ordres.Pourtant, des évènements récents avaient entaché les certitudes du nain. Des idées nouvelles, qu’il aurait auparavant jugé blasphématoires, germaient dans sa cervelle torturée, nourries par son indignation croissante devant le sort réservé aux sorciers mineurs pourtant fidèles au Royaume.

(À suivre)

Texte : Louise
Photos : Alain

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